Monsieur je sui contraint de vous escrire en ma langue maternelle. La juste douleur de la perte incomparable que j'ai faict au decès de Monsieur de Thou2 m'oste toute cogitation de ce que l'estude m'avoit rendu agréable par l'espace de vingt ans que j'ai frequenté ce personage tant vertueus et tant digne d'estre honoré de tous les gens de bien. Il y a un mois et quatre jours que nous ne l'avons
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plus, et j'en sui moins consolé que je n'estoi à l'heure mesme qu'il rendit l'esprit à Dieu; la crise de la maladie qui nous a surpris le bien que nous avions, fut si soudaine et inopinée qu'elle m'ostoit le jugement et m'empeschoit de resentir le mal que maintenant je sen très amèrement. La perte n'est pas moindre pour le public que pour le particulier, et ne faut pas attendre de la pouvoir réparer d'ici a plusieurs siècles: tant il estoit comblé de vraie probité et doctrine, avec un amour incroiable du bien public et de toutes choses belles et vertueuses. Cela faict qu'au lieu de consolation je ne trouve que tout subject d'augmenter ma tristesse et mes regrets, et je ne doubte point que vous n'y prenies part, car vous esties un de ses principaus amis et vous sçaves autant que pas un autre combien il estoit à priser et estimer.Je vous envoie une nouvelle edition du Phaedrus3 qu'il faisoit faire à ses frais et prenoit plaisir à l'elegance de l'impression; l'ouvrage estoit acheve à une feuille près lors qu'il mourut. J'ai enfermé aussi dans ce pacquet quelques exemplaires du testament qu'il feit peu de jours apres le decès de Madame sa femme4, avec les vers qu'il me dicta un jour au paravant sa mort. Je vous supplie d'en faire part à Monsieur Wander-Myle auquel je baize très humblement les mains; faites moi aussi s'il vous plaist ceste faveur que d'en faire tenir autant à Monsieur Heinsius et m'excuser envers lui de ce que je ne lui escri point: le deuil et les larmes sont importunes aus nouveaus mariés5. J'ai l'honneur de voir souvent Monsieur vostre frere6. Il est bien né, et de très bonnes moeurs et de très bonne coompagnie. Pleust à Dieu que quelque bonne occasion vous donast subject de venir en ce païs et que j'eusse le bien de jouir aussi de vostre presence. Je sui,
Monsieur,
Vostre très humble et affectionné à vous servir
N. Rigault.
De Paris ce XI. juin. 1617.
Adres: A Monsieur Monsieur de Groot Conseiller de la ville de Rotterdam.